Mais j'ai d'autre vertus père. L’ambition. Qui est bien
une vertu quand elle conduit à exceller. L'ingéniosité.
Le courage. Le dévouement. A ma famille et à toi. 28 NOVEMBRE 5E 882, Ravenhole«
Monseigneur, c’est un fils. »
Jyden Ravcrone releva lentement son visage vers l’alleresse. Le roi de Ravenhole porta sa coupe à sa bouche, visiblement satisfait, un mince sourire étirant ses lèvres fines. Un fils, Catharis lui avait offert un fils. Rêveur, il songea à l’avenir de cet enfant qui était le sien, sans pouvoir imaginer cependant que ce songe scellerait la destinée de milliers d’êtres. «
Bien, je veux les voir. » Le souverain s’était redressé, prêt à suivre la femme jusqu’à sa jeune épouse et son fils. Pourtant, l’alleresse semblait gênée, et ne bougea point. Ce n’est pas sans pâlir quelque peu, et en baissant les yeux, qu’elle trouva le courage d’articuler. «
Votre grâce… Votre femme… Elle n’a pas survécu… Elle est morte. »
La phrase ne provoqua d’abord aucune réaction chez le souverain. Il était connu que Jyden n’avait aucune inclinaison particulière pour sa femme, qu’elle lui paraissait trop fragile, trop faible, qu’il ne lui trouvait pas la stature d’une reine. Aussi, sans doute n’aurait-ce surpris personne de l’entendre maugréer quelque chose comme «
Ce n’est pas si surprenant… » Puis soudain, le sourire fin du roi s’agrandit. Il songea que le premier acte de son fils en venant au monde avait été d’être un matricide, d’avoir tué un être trop faible pour pouvoir vivre lui aussi. Sans que cela ne soit autre chose qu’un coup du sort – que le jeune garçon regretterait souvent par ailleurs, cette rage de vivre fantasmée plaisait au nouveau père. Il ne s’inquiéta donc que de son héritier. «
Et l’enfant ? » L’alleresse releva les yeux vers son seigneur. «
Oh il va bien mon roi ! Un enfant robuste et en bonne santé. »
Bien. Alors que commence ton existence, Jorkell Ravcrone, mon héritier.
Et Jyden, retournant s’asseoir sur son trône, but une autre coupe à la santé de celui qui serait son fils unique.
16 JUIN 5E 890, RavenholeL'enfant marchait lentement pour rejoindre sa chambre, tournant le dos à la salle des courants d'air où son père était encore sur le trône, tremblant de sa rage à peine calmée. Je le hais. Je le hais, je le hais, je le hais. Les yeux perçants du petit garçon étaient empli des larmes que Jyden avait faites couler avec ses coups, mais ils brillaient d'une lueur de colère qui n'avait rien à envier à celle du roi. Je le hais. Ce fait était absolu, empirique, il s'étendait en lui, dans sa conscience, dans son âme. Cette haine, cette rage... Dévorante.
Le jeune Jorkell Ravcrone avait déjà à huit ans ce regard perçant et vif qui serait l'une de ses principales caractéristiques adulte. Ils brillaient déjà de la flamme de l'ambition qui fairait le destin de milliers d'êtres, qui couronnerait et ferait tomber les rois. Le fils unique du souverain de Ravenhole grandissait sans faire de bruit, sans faire de vague. Privée de sa mère morte en couche, sans frère ni sœur, seule avec un homme violent et sévère, la jeune corneille était souvent songeuse, rêveuse peut-être, habitée déjà par l'arrivisme qui serait sa marque en tant que souverain. On le trouvait souvent plongé dans un livre, ou assis à une fenêtre à regarder le vent souffler sur la ville, sans savoir exactement ce qui l'habitait. Mais adulte, Jorkell se souvenait encore de ces pensées qui l'avaient construit, il n'avait su oublier cette colère contre son père, et cette sensation sinistre qu'il avait souvent de se trouver sur le toit du monde sans pouvoir le saisir, cette rage d'exister enfin, et de faire savoir aux cinq royaumes son nom et celui de sa maison. Mais l'oisillon était trop jeune pour sauter du nid, et il se retrouvait au pied d'un corbeau difforme qui lui cassait les ailes et le faisait ramper à ses pieds plutôt que de lui apprendre à voler. Mais il attendait son heure...
28 NOVEMBRE 5E 896, Tours d'AirainL’épée se posa sur l’épaule du jeune Jorkell tandis que l’on répétait les serments. Le jeune homme leva lentement la tête, souriant sans doute pour la première fois à pleine dents depuis qu’on l’avait envoyé aux Tours d’Airains. On le sacrait chevalier enfin, et enfin il se voyait maître de son destin… La corneille volait enfin, après des années à rester à terre à regarder le ciel. Le jeune garçon rêveur à la fenêtre s’était trouvé un talent pour la guerre, et ce temps consacré à son éducation militaire avait été pour le prince de Ravenhole l’occasion de se distinguer. Toutefois, ce talent était admirable dans le sens où il s’ajoutait à une grande humilité apparente. Jorkell Ravncrone faisait fi des fanfaronnades et frappait toujours avec justesse. Cependant, la flamme qui animait son regard devenait plus brillante à chaque victoire, il s’enorgueillissait intérieurement, rivant son regard vers le ciel.
04 JANVIER 5E 897, Ravenhole«
Père ! »
La colère faisait trembler sa voix, et faisaient déjà naître des larmes de rage au coin de ses yeux azurs. La main de Jorkell serrait le pommeau de son épée, presque prêt à dégainer instantanément après qu’il ait pu voir le roi. L’odeur des chairs brûlantes et du sang lui tournait encore la tête, les cris des êtres agonisants résonnaient encore à ces oreilles. Le peuple, SON peuple, martyrisé, assassiné, les femmes violées, les vieillards brûlés vifs, les enfants égorgés, les hommes décapités. Son peuple, et on l’avait informé que son père était tranquillement installé dans la salle du trône. L’héritier de Ravenhole n’en croyait pas ses yeux. Sa haine, cette haine qu’il avait nourrie des années et des années durant, cette haine qui depuis longtemps devenait meurtrière venait de trouver une occasion de s’épancher.
Jyden Ravncrone se tenait sur son trône, sur ses genoux sa nouvelle femme qui l’enivrait assez de vins et de plaisirs charnels pour qu’il en oublie de la mépriser comme il avait pu pour la première. Celle-ci portait à ses lèvres des grains de raisins et riait aux éclats dès qu’elle en trouvait l’occasion. Ni le roi ni la nouvelle reine ne se levèrent pour accueillir l’héritier qui revenait tout juste des Tours d’Arains où il avait fait ses classes. Le roi daigna cependant adresser un regard à son unique descendance. «
Mon cher fils. Je suis heureux que tu sois enfin de retour. On m’a dit que tu t’étais illustré aux Tours d’Airains, faisant honneur à tes ancêtres. J’espère que ton voyage s’est bien passé… » Mais le prince qui n’attendait qu’une occasion de défier son père en duel pour prendre sa place sur le trône et renverser ce roi qu’il s’était juré d’haïr pour toujours n’écouta qu’à peine les paroles mielleuses, mots de bienvenue hypocrites du souverain. «
Depuis plus d’une heure je ne vois que des cadavres et des mourants, votre peuple s’est fait massacré. Comment se fait-il que vous n’ayez rien fait pour les défendre des pillards, des bandits, des assassins ? » Jyden eut un étrange sourire avant de répondre, non sans une certaine lassitude dans la voix. «
Ce ne sont pas les pillards qui ont mis à sac la basse ville, ce sont mes soldats. Depuis trop longtemps la plèbe vivait dans l'oisiveté, insultant mes percepteurs d'impôts, refusant de payer leur dû. Voilà leur dette complètement effacée, mon fils. »
La main de Jorkell enserra le pommeau, prêt à tirer l’acier du fourreau pour venger le bas peuple. Cependant, elle ne retira pas l’épée de son vêtement de cuir. La rage du prince se calmait soudain. Jyden n’avait jamais rien fait pour rien, Jyden était vieux et capricieux, mais il semblait à son fils qu’il pouvait lire un dessein caché dans ses actions.
«
Tu peux te retirer maintenant… »
Un instant encore, le jeune homme hésita. Puis il fit une brève révérence et tourna les talons.
16 MARS 5E 899, RavenholeQuelque chose de paisible semblait avoir envahi le visage du prince, alors que celui-ci se retourna sur celle que l'on venait de lui donner comme femme. Janna Crowgale devait savoir que son époux n'était pas du genre sentimental. Jorkell n'était pas bavard, mais elle l'avait compris, elle savait que pour se l'attacher elle n'aurait qu'à lui donner un héritier, et elle savait déjà qu'il s'agirait d'un garçon robuste qui ferait leur fierté à tous les deux. De son côté, le jeune Ravncrone voyait en cette jeune femme déjà acariâtre une sévérité semblable à la sienne, une force qui agrandirait son ombre en l'étirant autant qu'elle le pourrait. Il voyait celle qui lui donnerait un fils, un héritier. Il voyait la Crowgale, l’alliée, précieuse au vu de l’avenir auquel il se réservait.
Sans avoir eu de mère, alors que son père ne s’était remarié que tardivement, Jorkell n’avait l’habitude que d’un univers d’hommes, sévère et froid, mais il sentait que cette femme serait à sa place à Ravenhole. Sans aimer encore Janna, chose qui pourtant ne tarderait à venir (quoiqu’alors les transports de la passion de Ravncrone resteraient toujours discrets), il se félicitait de ce mariage.
A trois mètres, son père, à moitié saoul, regardait le père de la femme de son fils avec insistance. Jyden était considéré comme un tyran, l’un des pires fléaux de Ravenhole depuis sa fondation. Mais beaucoup mettaient de l’espoir dans la jeune corneille qu’était son fils, et qui ne semblait pas appuyer la politique menée par son père. Le roi savait qu’il ne suffisait que cela pour qu’à sa mort, Jorkell ait en ses mains tout le nécessaire pour que s’exécute ce grand destin qu’il lui avait souhaité. Il était son fils unique, et celui qui ferait briller son nom. Il l’avait toujours su.
Son attention alla ensuite à son fils, et leurs regards étincelants se croisèrent. La haine s’endormait chez le jeune alors que peu à peu il mesurait les possibilités que les folies de son père lui ouvraient. Janna Crowgale était son deuxième pion dans l’échiquier, et Jorkell avait déjà commencé à jouer.
18 SEPTEMBRE 5E 900, Ravenhole«
Laissez-moi entrer ! »
La porte de la chambre de Janna Crowgale s’ouvrit sur le prince. La jeune femme regarda son époux entrer avec fierté, et avec cette même fierté elle annonça «
Je vous ai donné un fils Seigneur. » Jorkell s’approcha de sa femme, et regarda l’enfant dans ses bras. Il semblait robuste, et en bonne santé, tout comme sa mère. Un sourire illumina le visage de Ravncrone. «
Lokmir, mon premier né. Tu seras ma fierté, et celle de toute cette famille. »
OCTOBRE 5E 901, Ravenhole«
Mon Seigneur… »
Jorkell releva la tête. Il était au chevet de son premier fils, Lokmir, et la fièvre de celui-ci ne semblait pas vouloir redescendre. «
Mon seigneur, vous n’avez pas encore vu votre second fils, Lorkhan. » Le prince eut un mouvement de colère. «
Ne voyez-vous pas que mon premier né est souffrant ? »
26 JUILLET 5E 908, Ravenhole«
VIVE LE ROI ! »
Jorkell se releva, la couronne à présent sur la tête, nouveau roi de Ravenhole, et se tourna lentement vers sa femme et ses enfants un peu plus bas, ses fils et ses filles. Il eut un premier sourire, et laissa son regard courir encore sur ses bannerets. A vingt-six ans, il avait vu mourir le roi Jyden, ce tyran qu’il avait tant haï mourir de sa belle mort, et tandis que tous remerciaient les dieux d’avoir libéré le pays de ce mauvais souverain et regardaient cette jeune corneille comme un nouvel espoir, il remerciait silencieusement son père. Il régnait à présent sur un pays de désolement, sur un peuple que les taxes et les pillages avaient affamé et que les exécutions arbitraires avaient effrayé. Il savait ce qu’il avait à faire. Un jour, il lèguerait à son fils, à Lokmir, un royaume comme aucun Ravcrone n’auraient su le rêver.
OCTOBRE 5E 919, Ravenhole«
Les deux finalistes des joutes sont Lokmir et Lorkhan Ravncrone. »
Jorkell détailla son second fils, qu’il avait fait élever comme l’une de ses nombreuses filles, sans s’inquiéter vraiment de son éducation militaire. Il était stupéfait de voir celui-ci arriver si loin dans ces joutes organisées pour son anniversaire. Mais le Prince Lorkhan se trouvait bien là, debout face à son fils aîné, son fils prodigue entrainé par les meilleurs maîtres d’armes du continent. Cependant, son second fils n’avait fait preuve d’aucune chevalerie, d’aucune noblesse dans ses combats, ouvrant comme le dernier des mercenaires, et il était hors de question qu’il triomphe de son frère ainsi. C’est donc sans colère d’abord, mais avec fermeté que Jorkell ordonna à son second enfant de se retirer du combat. Mais Lorkhan, loin d’écouter son père, jouait de la rapière et de la dague contre son frère. «
GARDES ! GARDES ! » Le roi vociférait, mais ses hommes arrivèrent trop tard pour arrêter le coup du plus jeune de deux princes. Lokmir avait le visage ouvert en deux, et son frère en riait alors qu’on le trainait aux cachots. La rage de leur père n’avait été aussi forte depuis le jour où il était rentré des Tours d’Airains pour y voir son peuple massacré.
23 FEVRIER 5E 920, Ravenhole«
En êtes-vous bien sûr ? »
La guérisseuse acquiesça. «
Oui mon roi. Torturé. Il est en danger. Je peux le soigner, mais si de telles atrocités venaient à se reproduire… » Le roi leva la main, suspendant la phrase dans le temps. Jorkell fronça les sourcils, songeurs. Son fils, Lorkhan… Les années, dix-huit exactement, étaient passées sans que ce garçon ne soit qu’une ombre dans son existence, totalement caché par son aîné, Lokmir. Il ne pouvait à présent plus le faire disparaître en tournant la tête, même l’enfermer aux cachots pour l’oublier, faire oublier son affront, cette haine affichée et crachée à ses pieds mêmes. Il était son fils pourtant, et qu’il soit torturé par son frère était inacceptable. Il soupira. Il touchait au but, bientôt son pays serait remis du règne de Jyden, bientôt il pourrait tourner son regard étincelant vers plus loin et le corbeau prendrait son envol, et voilà que ses fils se faisaient la guerre. Cette lutte fratricide menaçait l’équilibre nécessaire au roi qui voyait en cette lutte intestine où les poignards et les poisons remplaçaient soudain les duels d’honneur un danger véritable. Il ferait venir ses fils, il punirait son aîné et tenterait de donner plus de poids à son aîné. Le roi jouait gros sur cette partie de l’échiquier, et ne pouvait se permettre de la perdre à cause d’une bataille entre deux cavaliers. «
Faîtes-le libérer et soigner. »
28 AOÛT 5E 924«
Père… »
Les terres des Ravncrones s’étendaient à pertes de vue. Jorkell et son fils aîné chevauchaient de vassaux en vassaux, prenant nouvelles de chaque région. Jamais le pays ne s’étaient porté aussi bien depuis l’avènement de Jyden, feu le père du roi. Ce n’était plus qu’une question de quelques petites années avant que le pays soit pleinement prospère et que les rêves du corbeau ne se réalisent. Ravenhole constituait toujours dans son esprit ce toit du monde, et sa main se tendait à présent, sans crainte. Nous ne craignons personne, c’était d’ailleurs la devise de sa maison.
Personne, pas même la mort. «
Père, Mère est morte. » L’inexpressivité du roi n’était pas à mettre sur le compte, comme ce fut le cas pour son père avant lui, d’une absence d’attachement pour sa femme, mais Jorkell Ravncrone avait toujours été ainsi. Il n’avait jamais fanfaronné, presque jamais crié, et ne s’était jamais laissé aller à la tristesse. L’arrivisme l’en empêchait. Son ambition, son but, prenait dans son esprit toute la place des émotions. Seuls ses yeux clairs trahissaient une colère contre cette existence qui le privait de cette femme qu’il avait apprécié, une certaine douleur, une résignation sombre et terrible. Mais qu’importe que le corbeau soit en deuil, il est toujours en noir de toute façon. Que Janna ait succombé à la maladie n’était qu’une petite chose. Cela approchait.
Juillet 5E 930, RavenholeEnfin. Toute une vie pour arriver à cet instant, ce moment précis. Ce ne fut pas sans délice que Jorkell signa la lettre qu’il adressait à Hulgard Ebonhand. Il avait laissé son père détruire, il avait reconstruit, il avait atteint la légitimité nécessaire, et à présent il était prêt. La corneille s’envolait enfin, et elle ne s’arrêterait plus avant d’atteindre l’astre du jour. Si cet allié avait un caractère qui ne manquerait pas de rentrer en collision avec celui du Ravncrone, il n’y avait qu’avec lui que les désirs de conquête du roi de Ravenhole sauraient être comblés.
L’alliance entre les deux devait tout d’abord les conduire à Ibenholt, avec l’aide des Clanfell, Kalanar ne pourrait que plier face aux hommes. Puis, si tout allait bien, les deux monarques tourneraient leurs regards vers Askevale, où Jorkell porterait la couronne et profiterait des richesses de Daìnnkastal contre un simple mariage avec Jora, la fille d’Hulgard. Il fit couler quelque goûtes de cire sur l’enveloppe et la marqua de sa corneille.
L’offensive de la partie commençait, et c’était à Jorkell Ravncrone de bouger ses pièces en premier sur l’échiquier.
27 SEPTEMBRE 5E 930, IbenholtLes traits de Jorkell Ravncrone étaient tirés par la fatigue, sans que son regard ne perde cette flamme d’ambition et d’émotions diverses mais toujours froides mêlées, ce qui donnait à son visage quelque d’étrange. Il était plus pâle que d’habitude, ce qui participait à cet effet. Avait-il besoin de cela ? Il était là, en plein cœur de ce rêve qu’il avait nourri pendant des années durant, de ce rêve qui l’avait habité et agité presque toute sa vie… Mais une lassitude le prenait tandis qu’amèrement il se résignait. Il n’avait pas le choix.
L’attaque s’était menée de nuit. Le sang avait coulé au-delà de l’imaginable, tant est si bien qu’encore cette nuit, les odeurs de morts remontaient et indisposaient presque le roi de Ravenhole. L’ennemi avait été destitué avant même leur entrée dans la ville, et avait tenté de fuir. Synric l’avait rattrapé, et Hulgard, déjà nommé régent au moment où il marchait sur la ville, l’avait exécuté. Il était dès à présent Main du roi d’Ibenholt, son allié, et ils marcheraient bientôt, avec les Clanfell, sur Askevale.
Mais ses fils avaient recommencé à se faire la guerre, et le sang de ses bannerets avait recouvert Ravenhole. Jorkell savait que Lorkhan en avait été, il savait qu’il avait cherché des alliés pour devenir héritier à la place de son frère, ce qui était déjà en soi un acte impardonnable dans l’idée du patriarche, qu’il avait massacré comme son frère. Mais il s’était montré plus intelligent que son aîné, il avait fait disparaître ses assassins en les exécutants. Et soudain, seul Lokmir, seul son premier né, son fils prodigue restait coupable. Et seul lui paierait vraiment.
La colère alluma le regard du roi alors qu’il se tournait vers ce fils chéri qui s’était battu à ses côtés pour gagner Ibenholt. Le jugement serait sans appel. Un tel acte de cruauté, une telle bêtise ne saurait rester impunie. «
Lokmir, tu ne peux t’imaginer combien tu me déçois. » La voix du roi était cassante, froide. Lokmir serait révoqué de ses titres et son jeune frère deviendrait le nouveau favori et successeur de Jorkell.
«
Moi, Jorkell Ravncrone, Roi de Ravenhole, déclare en ce jour… »
La voix du souverain était marquée par la lassitude et la résignation alors qu’il prononça la sentence.
8 MARS 5E 931, IbenholtCe sera facile.
Hulgard ne tenait déjà presque pas sur ses jambes. Sans doute la chose la moins loyale qu’ait pu faire Jorkell Ravncrone, mais qu’importe ? Kendryn Cladfell avait rapporté des îles ce champignon qui avait tant affaibli le nouveau roi d’Ibenholt, l’Usurpateur Ebonhand comme beaucoup l’appelaient. On lui donnerait ce nom certainement aussi, mais qu’importe ? C’était un traitre, il mourrait comme un traitre, sans aucune de s’en sortir. Jorkell n’avait pas apprécié d’avoir été ainsi floué à Askevale, de ne pas avoir eu ni son trône, ni vrai pouvoir, et de n’avoir eu que si peu des ressources de Daìnnkastal alors que ses hommes s’étaient tué lors du siège de la même façon que ceux de son allié.
Ce sera facile.
Après cela, il enfermerait Jora qu’il n’épousait plus, il marierait une Clanfell, pour marquer cette alliance conclu avec Synric contre l’aide de celui-ci à récupérer le trône d’Ibenholt. Tout était clair pour lui. Le corbeau volait, et plus haut que tous, il étendait son ombre du toit du monde, exactement comme il avait tendu la main enfant. Sauf qu’à présent, il pouvait tenir le monde, il pouvait l’attraper.
Le coup mortel était au bout de son épée.
Le corbeau se repaie de la chair morte de ses ennemis.
20 MARS 5E 931, IbenholtLors de son mariage avec Janna Crowgale, il avait sur le visage quelque chose de presque doux, de satisfait au moins. Mais il n’y avait rien de semblable sur la figure du Roi d’Ibenholt et de Ravenhole, alors qu’il regardait sa seconde épouse, Sylarne Clanfell, un verre à la main, sondant cette femme qu’il venait d’épouser. Oh certes elle était belle, mais il lui semblait déjà qu’entre eux un gouffre abyssal s’ouvrait. Janna avait été son alliée, Janna avait porté ses fils, son fils Lokmir à qui il re-proposait le titre d’héritier de Ravenhole tandis que Lokharn resterait son favori à Ibenholt et Askevale, Janna était une Crowgale dont la loyauté aux Ravncrone n’étaient plus à prouver. Cette lionne n’était rien de tout cela, elle ne serait jamais rien de tout cela. C’était un pion d’une autre couleur que la sienne de son côté de son échiquier. Une reine, avec tant de possibilités… Pourtant, elle lui apportait l’or et le soutien de son frère, et c’était tout ce dont il avait besoin… Il n'était marié avec elle que depuis quelques heures, mais déjà il devinait la lionne difficile à dompter. Il songeait qu'il avait bien d’autres choses à faire que de dresser cette Clanfell. Oh certes, il obtenait de sa famille et surtout de son frère Synric une aide considérable, et ils possédaient une fortune dont il ne pouvait se passer pour le moment, mais son temps était compté si ses ennemis s'allongeaient jusque dans sa couche.
Cependant, déjà Jorkell pressentait ce qu’il ressentirait bientôt pour cette nouvelle épouse, une colère muette et terrible se préparait comme un orage. Elle ne pourrait que grandir au cours des mois, alors qu’il subirait le mépris et le dédain de cette femme. Mais il la faisait sienne en ce jour, encore un peu naïf quoique méfiant. Il n’y aurait aucun amour entre eux, ni l’un ni l’autre ne le désirait, ne le cherchait. Seulement, pour lui naitrait bien vite l’idée de réduire l’autre, de la faire plier enfin, comme tous les peuples qu’il avait siens ces derniers mois.
21 MARS 5E 931, Ibenholt«
Monseigneur… Votre fils, Lokmir… Il a été retrouvé mort. »
Lokmir, le fils sacré, le fils béni, le fils aimé. Mort. L’œuvre d’un assassin des rues, l’œuvre d’un tueur à gages, d’un lâche, d’une haine fratricide, d’une jalousie coupable. L’œuvre de la haine, de la rancœur, de l’absence d’amour. La tristesse n’était pas plus présente sur les traits du roi que le jour où on lui avait enseigné la mort de sa femme, mais il recevait cette nouvelle comme un coup de poignard. L’acte des opposants dirait-on, penserait-on, croirait-il lui-même certainement. On ne peut pas devenir l’homme le plus puissant du continent, on ne peut être le maître de trois citadelles sans que l’on tente de nous déloger. La mort de son premier né… Cela était terrible. On lui en voulait d’avoir fait décapiter le seul conseiller contre sa nomination en tant que roi à Ibenholt, on lui en voulait d’avoir défié son ancien allié affaibli… Mais c’était son fils que l’on avait tué au détour d’une ruelle, son sang qui coulait dans les rues, le sien et celui de ses pères. C’était son enfant, son garçon, ce garçon qu’il avait aimé et admiré, le seul qui avait compté pendant longtemps qui était allongé sur le sol.
La jeune corneille ne rêvait plus à la fenêtre. Elle voyait mourir ses enfants abandonnés aux charognards… Mais la partie devait continuer. On lui avait pris un cavalier, mais il lui restait un autre fils, sa main, son unique héritier à présent.
Lokmir est mort. Vive Lorkhan.
Une lueur triste dansa dans le regard du souverain.
AVRIL 5E 931, Ibenholt«
Manquez-vous de quelque chose ? »
Assis face à Jora Ebonhand, Jorkell Ravncrone plongea son regard dans celui de cet enfant qui aurait du être sa femme si son père n’avait pas été un traitre et ne l’avait pas trompé. Mais le destin en avait décidé autrement. Jora était avant tout un otage politique, une enfant qu’il ne tuait pas pour ne pas passer pour un monstre. Mais sans savoir pourquoi exactement, il pressentait un rôle à cette jeune princesse, il voyait en elle le symbole de son ascension, quand certains voyaient en elle celui de la résistance. Il mangeait avec elle, prévenant, s’amusant un moment de cette étrange présence pour se soustraire aux jeux du trône. Combien étaient-ils ceux qui souhaitaient sa mort ? Et cette rumeur dégoûtante concernant sa femme et son fils ? Une grimace de dégout éphémère marqua son visage pâle. Il avait tout gagné, et à présent il avait tout à perdre. Plus Lokmir, mais tout le reste. Ses filles à Ravenhole semblaient les seules à peu près protégées de l’orage, car aimées d’un peuple ayant trop longtemps souffert. Mais pour combien de temps échapperaient-elle à la tempête ? Quand frapperait-elle encore ? Et quel serait au final de rôle de la fille d’Hulgard ?
Il adressa un sourire rêveur à Jora, comme la jeune corneille détaillait autrefois la fenêtre. Sur l’échiquier, les pièces se remettaient en place pour que la partie continue. Il assurait ses pions, et attendait : ce n’était plus à lui de jouer.
Nous ne craignons personne.