Un nom s'oublie. Ses ongles embrassaient la pierre humide, sa joue s'y posait, enflammée par les torpeurs d'un froid lancinant, qui s'étiolait sous le drap blanchâtre de sa peau, irriguée d'une humidité qui vous fouettait les sangs, pour vous laisser amorphe, criblé d'une migraine sulfureuse et atrabilaire. Il y avait plus d'une quinzaine que les hommes décharnés qui partageaient la moiteur de sa cellule ne lui arrachaient plus de crainte, qu'il s'était mis à les voir comme des meubles, peuplant le vide, soutenant, avec lui, la lourdeur de l'atmosphère, délestant, d'un accord tacite, les épaules des autres d'un poids, pour le porter, à bout de bras, ensemble, dans la misère. Un nom s'oublie. Il ne leur avait jamais demandé le leur, comme si les voir comme des parcelles de vie lui ferait prendre conscience du réalisme de sa situation, comme si leur attribuer une identité ferait passer son calvaire de l'état d'illusion improbable à celui de réalité implacable. Pourtant, ils étaient là, leur souffle s'étirant comme une bruine tiède, tranchant le froid, leur corps s'échinant, se courbaturant sous l'effet de l'inaction, de l'atrophie, de l'enfermement, pour s'endormir dans l'indigence la plus révoltante et s'éveiller sous les assauts d'une douleur bourdonnante, alourdis d'un sommeil moins que réparateur, agité, tourmenté. Ils n'avaient même pas bronché, n'avaient pas osé déchirer leur inertie pour l'accueillir dans leur infortune. Il n'avait pas davantage cherché à voir en ces êtres une singularité, leurs yeux gris se confondant dans une masse cheveux suintant  de sébum et empestant l'humidité, corps enchevêtrés en autant d'entités sans visage et sans  couleur, tous amalgamés par la même odeur d'urine, par le même fumet métallique sanguin et les mêmes relents de misère sourde.

Anonyme, sans identité, il partageait leur sort, à un point tel où il en avait oublié la honte et l'embarras, quittant sans une seule appréhension la pudeur de son pantalon de lin souillé pour se soulager dans un coin de la cellule, son urine bue par les pores de la terre battue comme celle des affligés qui partageaient son destin. Il n'en était pas différent, empestait tout autant qu'eux l'indigence, la saleté, la pisse et le sang séché. Tout comme eux, il ressentait la faim, fièvre éperdue et dévorante qui l'avalait d'une gueule brûlante pour le recracher, froid et frissonnant. Seuls les geôliers du Donjon solitaire savaient comment semer la démence, contrôlant avec une attention soutenue la folie qui les éprenait tous, s'agrippant à leurs ventres vides comme des griffes mortifères. Ils lui avaient d'abord donné du pain, un quignon noirâtre qu'il avait fait fondre dans une salive tiède pour ne pas s'y briser les dents. Puis, ils avaient progressivement diminué les portions et la fréquence des repas, le confinant dans une attente perpétuelle et désespérée, dans une constante carence, une paranoïa sans limites qui l'éreintait d'angoisse et le lestait d'appréhension. Deux semaines semblaient s'être écoulées quand ils lui donnèrent à mâcher quelques noix, pour ne lui laisser que quelques châtaignes gâtées par l'humidité. Enfin, on avait cessé de lui donner quoique ce soit, le jetant dans une cellule surpeuplée pour l'étourdir de nausées et l'enivrer de la folie du manque, de la peur constante d'y mourir, le corps enflé par l'inanition, la peau blanchie par la pénurie et l'oeil désaxé par la privation. Alors il avait fait comme les autres, avait mastiqué la paille qui couvrait la pierre dure, se donnant l'illusion de se nourrir, l'avalant lorsque l'éprenait une douleur trop insoutenable, s'était prostré sous le poids de la souffrance lorsque son estomac avait décidé de l'abandonner à sa famine, rejetant sur le sol tout ce dont on l'avait empli, dans une tentative désespérée, pour lui faire oublier son anorexie.

La privation d'eau, quant à elle, l'avait rapproché encore plus de la démence, le poussant inexorablement à la lisière du suicide, le réduisant à réclamer le froid du sépulcre d'une bouche sèche aux lèvres gercées, dans un murmure aride qui avait fait frissonner les corps vides des autres prisonniers. Quand, dans l'urgence de la détresse, il avait entrevu la plus déchirante des afflictions, il n'avait pas hésité à détacher de ses ongles brisés des pans de mousse malachite pour les emprisonner entre ses lèvres, en suçant la moindre goutte d'humidité putride jusqu'à s'en rendre malade, préférant les tourments d'une répulsion violente à ceux d'une soif incessante. Aussitôt immité par les autres captifs, la pierre en était devenue balafrée de traces d'ongles, les crevasses capitonnées de bryophytes devenant l'unique source qu'ils possédaient, pour atténuer leur supplice, dans une illusion brûlante d'espoir ingénu. Mais l'espérance n'avait été que de courte durée, la ressource végétale se régénérant moins vite que le rythme auquel elle était consommée, les plongeant aussitôt dans une morne résignation qui les étreignait comme une certitude morbide, piquant d'aiguilles funestes la surface malmenée de leur peau asséchée. Comme eux tous, il s'était  replié dans la neurasthénie, ombre de lui même, spectre morose et impeuplé, sans cesse habillé de sommeil et d'indolence. Ses jours devenaient incolores, se perdant dans la subduction d'une nuit d'encre aux contours atones tellement qu'il en perdit la notion du temps, peuplant le silence par des chimères envahissantes, des rêves éveillés de blanche lumière et d'apaisante somnolence, alors que l'absence devenait pour lui synonyme d'accalmie, de tranquillité et de sécurité. Il n'avait troublé le fil tendu du mutisme depuis qu'il y avait été jeté, s'imaginant avoir déjà perdu la voix, les mots qui s'étranglaient dans sa gorge lui semblant progressivement dénués du sens qu'il leur avait prêté jadis, comme si le silence en avait réduit l'essence jusqu'à la voir s'évaporer entre les alvéoles de ses poumons éméris par la poussière abrasive du temps.