Tu supplies sans interruption.

Tu murmures des prières à peine intelligibles, gaspillant les rares bouffées d’air que les sanglots ne te volent pas. L’arrête du bureau s’enfonce un peu plus dans ton estomac. Bien qu’elle menace de te faire vomir, tu te raccroches de toutes tes maigres forces à la sensation. Tu ne prêtes aucune attention aux mots qui t’échappent, te moques qu’ils aient le moindre sens puisque seule compte la rude pression du bois, son étrange chaleur contre ta joue humide, les fines rainures qui courent sous tes mains crispées. Les suppliques, tu les connais par cœur à présent. Elles se sont écoulées tant de fois de tes lèvres d’enfant que tu as fini par les porter comme un bijou, une amulette capable de tenir les horreurs à distance. Mais l’ornement n’a eu aucun pouvoir entre tes dents serrées d’adulte et tu ne les récites que par réflexe, litanie sur laquelle tu t’étouffes petit à petit.

La chair glacée de tes cuisses prend feu, te ramenant brutalement à la réalité. Tremblantes, tu te plaques contre le bois pour te dérober, renouer avec sa puissance rassurante mais tes doigts ne rencontrent qu’une morsure glacée. Tu tentes de repousser  la sensation mais ta main impatiente rencontre la courbe d’une encolure que tu sais d’argent. Machinalement, tu traces les contours de la tête équine ornant le coupe-papier de ton père et tu réalises que tu t’es tue.

« Bonne fille. »

Ta main ne tremble plus lorsqu’elle se referme sur le manche ouvragé. Et si ce sont toujours les sanglots qui te font haleter, l’excitation soudaine leur offre une nouvelle sonorité, plus rassurante encore que le poids de l’arme.

« Il y a des années que tu aurais dû céder. Je t’avais dit que tu aimerais ça. »

Et c’est vrai, tu aimes ça. La surprise dans son regard quand tu te retournes pour lui faire face, les pupilles qui s’écarquillent quand tu enfonces la lame dans sa gorge offerte, la peur panique quand il comprend… Mais ce que tu aimes le plus, c’est la chaleur poisseuse du sang qui gicle. Sur les murs, sur la pâleur de tes doigts, sur tes lèvres encore entrouvertes autour de ta supplique inachevée. Ce n’est pas une première mais aucune de tes précédentes expériences ne t’avaient préparé à une telle extase. La fille de la lavandière, ça avait été un accident, et transpercer d’une flèche l’écuyer insolent n’avait pas eu la même saveur. L’odeur métallique du sang se mêle à celle plus profonde du cèdre et tu respires à plein poumons. La vapeur qui s’échappe de la plaie béante et brouille les contours de l’équidé t’hypnotise. En cet instant, il te semble que, de sa vie, ser Urswyck n’a pu connaître pareille splendeur. Dommage qu’il soit trop occupé à s’étouffer dans les bouillons de sa propre vie pour profiter de cet instant de grâce.

When I was a child
Fears pushed me hard
In my head, in my neck,
in my chest, in my waist
I never loved.


Tu supplies encore.

Le bureau-échappatoire est désormais un rempart érigé entre ton père et ta honte. Recroquevillée dans ton siège, tu n’oses même pas lever les yeux vers lui. Si tu ne sanglotes pas, tu es bien trop mortifiée pour t’exprimer autrement qu’en murmures saccadés et tes paroles ne sont pas plus compréhensibles que la dernière fois que tu as récité cette litanie.  Chaque question – encore plus crue que la précédente – t’arrache une nouvelle vague de doléances et tu sens bien qu’il commence à perdre patience mais tu ne sais que faire d’autre. La vérité, il n’en veut pas. Sans même te laisser finir, il a écarté tes explications d’un geste agacé et t’as sommé d’endosser ta faute. Une Greymoor assume ses actes, même les plus ignobles, et sûrement les tiens comptaient parmi les plus atroces jamais commis au sein de votre noble famille. Il s’est dit prêt à pardonner, cependant, si tu reconnaissais avoir fauté et acceptais d’être dépouillée de ton futur pour rejoindre les rangs des prêtresses de Catharis. Tu as admis le meurtre, reconnu l’opprobre que tu jetais sur les tiens en n’ayant pas défié ton tyran loyalement, accepté d’être réprimandée publiquement pour un tel faux-pas.

Tu as craché sur les autres accusations.

Jamais encore tu n’avais osé défier ton père – homme imposant de stature comme de personnalité. Personne n’avait osé défier ton père. Le petit cri étranglé de ta mère, l’emprise douloureuse de sa main sur la tienne, avaient suffi à te faire comprendre ton erreur. En réfutant ses accusations, tu sous-entendais que Vilkas mentait. Autant dire que tu lui reprochais de s’être autant égaré que toi, brebis galeuse prête à s’étendre dans n’importe quelle paillasse. D’un simple regard, il t’avait promis mille morts mais, bien que terrifiée, tu avais tenu bon. Après tout, en t’enseignant l’honneur, on t’avait aussi appris la nécessité de toujours énoncer la vérité.

L’interrogatoire dure depuis plusieurs heures, cependant, et tu te sens lasse. Affronter un homme aussi pugnace demande une force que tu ne possèdes pas et ton audace s’épuise aussi vite qu’elle est venue. Alors que tu commences à envisager de te fourvoyer un peu plus, d’admettre les terribles incartades que l’on te reproche, le flot de questions se tarit. Intriguée, tu cesses aussitôt de le supplier de te croire sans pour autant détacher le regard de tes mains. Tête penchée, nuque offerte, tu ressembles à une suppliciée et si tu crois un instant que cela a attendri ton père, tu te fourvoies bien.

Déshonneur.

Le mot est lâché. Il est là pour te faire peur, il n’a pas vraiment été prononcé avec suffisamment de volonté pour signifier plus que cela mais, au lieu de te faire fléchir, il te braque. Comme le jeune étalon se dérobe sous la selle qu’on tente de lui imposer, tu te redresses d’un seul coup, lèvres serrées et pupilles brûlantes d’une lueur sauvage plantées dans celles de ton père. D’une langue acérée qu’il ne soupçonnait guère, tu rues dans tout ce que l’on t’a inculqué. Tu craches sur ta mère, sur tes domestiques, sur tous les aveugles suivant bêtement un homme ne respectant pas ses propres valeurs. Tu clames préférer l’errance au mensonge et vas jusqu’à profaner ce qu’il y a de plus sacré aux yeux des Greymoor ; tu admets préférer le meurtre à la guerre. Viser l’unique fautif n’est-il pas moins cruel que d’entraîner des milliers d’innocents dans des luttes qui ne sont pas les leurs ?

Déshonneur.

Ce coup-ci, le mot n’est que murmure mais il est prononcé avec une force qui te fait reculer de quelques pas. Ta mère éclate en sanglots. Quand ton père répète sa sentence, elle lève un visage suppliant vers toi, comme s’il pouvait encore y avoir un autre échappatoire, mais elle ne prononce pas un mot, ne tente pas même un regard en direction de son époux. Qu’elle n’interfère pas scelle votre destin. Sans même un geste pour elle, tu tournes les talons à une enfance heureuse et un avenir prometteur. Si tu as des regrets, ils sont déjà noyés dans les larmes silencieuses de cette étrangère.

I still beg
Please help me
I was a child
I am a child.

Il supplie.

Il supplie mais tu l’entends à peine, ses mots devenus gruau quelque part au milieu des plumes de l’oreiller. Ses mains agrippées aux tiennes, il laisse des marques profondes dans ta chair. Le sang qui coule le long de tes poignets s’accorde à merveille à celui qui a déjà séché le long de tes cuisses et tu laisses échapper un petit rire. C’est comme si le destin se moquait. Tu as choisi l’étouffement pour ne pas laisser de trace, ne pas rejouer les scènes du passé dans une minable parodie de vengeance mais la chaleur poisseuse se répand sur ta peau comme la dernière fois. L’odeur est différente mais tu t’en moques. Il fait tellement froid dans cette taverne minable que de la vapeur s’échappe bel et bien de tes plaies et ça suffit à t’émerveiller. Tu ne remarques même pas que l’homme a cessé de se débattre, que ses mains sont retombées à son côté. Tu continues de presser l’oreiller contre sa face rougeaude jusqu’à ce que la vapeur disparaisse.

Tu te rhabilles lentement, comme pour profiter de l’instant mais, en réalité, tu ne sais juste que faire à présent. Finalement fautive de ce que les tiens te reprochaient, instigatrice d’un opprobre supplémentaire à leur sens maladif de l’honneur, tu n’as plus aucune valeur à fouler, plus aucun souvenir à souiller. Tu devrais sûrement fuir avant que les amis du soulard ne viennent lui demander un compte-rendu détaillé de ses exploits. Chercher un apothicaire peu scrupuleux, également. Hors de question de partager ton corps avec qui que ce soit, surtout pas un rejeton conçu en deux minutes. Tu grimaces à cette idée avant de te faire violence. Pas le temps de s’apitoyer sur le passé, il te faut quitter les lieux avant que l’on puisse t'accuser de meurtre. Adoptant une attitude décontractée, tu quittes le débarras miteux que le tavernier ose nommer chambre et traverse la salle commune sans alerter aucun des clients. Parfait.

Lorsque tu passes les portes de l’auberge, un vent glacial s’engouffre sous ta cape de voyage. Frissonnante, tu t’apprêtes à rabattre le capuchon sur ton visage lorsque tu sens une main furtive frôler ta hanche. Tu as été élevée chez les Greymoor et tes réflexes sont excellents, tu le sais. Pourtant, tes doigts ne crochètent que du vide et la rue est parfaitement déserte quand tu te retournes. La porte de l’auberge n’a même pas été ouverte. Personne n’a encore dû s’enquérir du poivrot et, de toute façon, un simple coup d’œil ne révélerait en rien l’aspect définitif de son sommeil. Personne, donc, ne soupçonne tes agissements. Tu laisses échapper un petit rire, autant pour te rassurer que par moquerie envers ta paranoïa.

En voulant payer l’apothicaire, tu réalises pourtant que tu ne t’étais pas trompée. Alors qu’il compte le contenu de la bourse que tu as déversé sur son comptoir – tes dernières économies, d’ailleurs –, l’homme se fige brutalement. Le regard qu’il lève vers toi est fait de terreur pure, hurle meurtrière et tu ne comprends pas. Il n’était pas à la taverne, tu en es persuadée. A vrai dire, tu ne l’as jamais vu de ta vie. Tu t’apprêtes à lui demander ce qui ne tourne pas rond chez lui lorsque tu remarques la petite pierre qu’il enserre de toutes ses forces. Tu ne sais pas bien pourquoi tu éclates de rire. Panique ou extase, tu ne cherches pas à examiner le sentiment qui balaie tout sur son passage et te laisse pantelante face à un apothicaire terrifié. Tu te sens fébrile mais la main que tu lui tends ne tremble pas une seconde. Pas même lorsqu’il lâche la pierre de jaspe au creux de ta paume. L’apothicaire croise ton regard brillant.

Il commence à supplier.

Félicitations, très cher pion, et bienvenue sur l'échiquier de Frostfall. Gare à toi, parce qu'ici, la félonie est un plat qu'on sert à toutes les sauces...

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