L’oubli.

Les têtes tombent et heurtent le sol dans un bruit sinistre. Les parents d’Aenn ne sont plus que des pantins désarticulés et décapités, les yeux vidés de leur âme. Les Claymerie ont trahi et leur maison n’est plus. Les jeunes héritiers ont été traînés devant le terrible spectacle et laissés derrière une fois le rassemblement macabre terminé. Qui se soucie d’aussi jeunes enfants à présent orphelins et dont la bannière a été définitivement rayée de Mitthold ?

Les Lonerider n’avaient même pas pris la peine de réunir la fratrie, ils avaient commandé aux gardes de les trouver et de les emmener sur la place publique, peu importe la manière tant qu’ils assistaient à la sentence. Quand l’homme armé avait attrapée la petite Aenn - alors âgée de dix ans – par la taille et soulevée sans ménagement, elle ne put opposer aucune résistance. La large épée que portait le garde dans sa main libre était certainement plus lourde que l’enfant. Cette dernière, dans la surprise la plus totale, avait lâché le livre qu’elle était en train de lire et le vit tomber sur le pas de la porte de sa chambre tandis qu’elle s’éloignait,  ballotée sous le bras de son ravisseur.

Perdue au milieu de la foule qui s’agite devant les dépouilles de ses défunts parents, Aenn a le regard vide. Elle ne comprend pas ce qu’il vient de se passer et ses pensées sont paralysées puis deviennent inexistantes. Elle se met à errer dans les rues, regardant fixement l’horizon, ne songeant ni à ses parents, ni à sa sœur qui est peut-être à sa recherche. Elle avance, inexorablement, et gagne les portes de la ville. Puis l’orée d’un bois. Puis un nid de feuilles mortes dans lequel elle se couche en se repliant sur elle-même. La petite ferme les yeux, et elle oublie.

Bien des heures plus tard, l’on entend des bruits de sabots, de carrioles et de discussions animées. La caravane marchande passe à quelques pas seulement de la jeune enfant recroquevillée et prise d’un profond sommeil. Naturellement, derrière les arbrisseaux et les fougères, personne ne la remarque le convoi de denrées commence déjà à s’éloigner. Mais un mercenaire, engagé par les marchands, veille dans les bois, tantôt en éclaireur, tantôt pour fermer la marche et s’assurer que des bandits ne les suivent pas. Et il trouve la petite Aenn. Il se demande un moment si elle n’est pas morte. Elle ne se réveille pas mais elle respire. Il la soulève délicatement du sol et l’emmène avec lui à dos de cheval.

Il se demanda longtemps pour quelle raison il avait fait cela.

La vision.

Le dos tourné au mercenaire, Aenn avance sur le sentier du désespoir. Une larme point dans le coin de son œil. Il ne faut pas qu’elle se retourne, sinon elle ne partira jamais. Et ceci entraînerait sa mort et celle du reître qui était devenu, au cours de ses huit dernières années, comme un père pour elle. Tyreen Johra était son nom. Le mercenaire libre. Elle n’avait donc pas le choix, son destin devait la mener ailleurs.

Cela s’était passé la veille au soir, alors que les deux compères terminaient leur soirée au coin du feu, bières et viandes fraîchement acquises grâce à la dernière paie de Tyreen. Plus tôt, ils s’étaient battus contre des voleurs de bas étage qui avaient eu la mauvaise idée de faire les malins en dégainant leurs dagues ridicules et qui finirent par repartir la queue entre les jambes. Non seulement, ils avaient fait de bien piètres voleurs, manquant absolument de discrétion, mais en plus leur talent au combat se révéla guère mieux. Au premier voleur assommé, les autres s’étaient enfuis, faisant ainsi montre de leur courage légendaire. Une journée bien calme et banale dont Aenn ne se plaignait absolument pas, tant le quotidien était fait de sang, de violence et de perversités.

Et puis, la nuit venue, la jeune femme fut réveillée par son père marmonnant et s’agitant dans son sommeil, presque spasmodique.


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