L'Histoire se souvient des grands hommes, dont le nom s'immortalise à travers la plume bavarde de ceux qui partagent leurs exploits extraordinaires. Par leur force ou par leur intelligence, ces grands hommes deviennent les modèles intemporels de générations futures. Ce fut le cas depuis la Guerre des Dieux, et ce le restera tant que l'ambition dominera le cœur des Hommes. Mais pour qu'un nain devienne un grand homme, la route est longue et les obstacles sont difficiles à surmonter.

« Puisse Veloth être miséricordieux. Qu'est ce que... ça ? » Ses sourcils étaient froncés sous l'incompréhension face à l'étrange et singulier enfant qu'elle tenait dans ses bras. « Ton fils, Devryn. » avait répondu la jeune femme un sourire doux aux coins des lèvres, bien que ses yeux trahissaient son angoisse quant à la réaction de l'homme, dont les mains tremblaient désormais. « Mon fils ? » répéta-t-il dans un ton qui se valait perdu entre colère et chagrin, entre impuissance et dégoût. Il recula d'un pas en secouant sa tête désabusée. « Non... Non, ma femme. Cette... chose est ton fils, pas le mien. »

Il avait attrapé le visage disproportionné du nourrisson avec une main ferme, et le forçait avec violence à regarder celle qui avait osé lui donner vie. « Regarde-le! Regarde! ». Désormais, il criait et ne faisait fi des pleurs et hoquets du bébé. La jeune femme avait perdu le sourire. Non pas parce que le bébé qu'elle tenait dans ses bras était difforme, mais parce qu'elle savait que la réaction de Devryn n'était qu'un avant-goût du futur de son enfant. Si son propre père ne pouvait pas l'accepter - alors qu'il n'était même pas l'ainé -, qui le pourrait.

Il relâcha le visage de son fils, et recula d'un pas. Il ne savait pas s'il devait en vouloir aux Dieux, ou à sa femme. A défaut, il décida d'en vouloir à tous, sans se remettre en question. Alors qu'il venait de lui tourner le dos et et qu'il s'apprêtait à quitter la chambre où sa femme avait accouché quelques heures auparavant, il n'eut la force de rajouter qu'un pénible « Les Dieux nous ont puni, Merya. ».


Stonehaven, le havre de pierre, fief centrale de la maison vassale Cladfell, se trouvait à fleur d'eau. A son centre se trouvait l'impressionnante structure que représentait le manoir seigneuriale. Non loin de celui-ci se trouvait une chapelle consacrée aux Dieux.

Le Mestre jouait de ses longs doigts fins sur le mobilier massif en bois d'if, ne cherchant pas à dissimuler son impatience. Au milieu de la principale antichambre de la chapelle se tenait ce qui s'apparentait à une imposante table, où gisait le corps froid et sans vie d'un homme qu'on avait habillé et préparé pour son ultime voyage. Les yeux fixés sur le haut plafond de la salle, le défunt semblait serein, à l'image de la vie qu'il avait vécue. Ce n'est que lorsque le vieil homme entendit les bruits étouffés de pas rapides qu'il redressa la tête. Lorsqu'il vit la petite silhouette du nain pénétrer dans la salle, il poussa un profond soupir qu'il exagéra volontairement, allant presque à le surfaire. « Même dans la mort, votre frère est plus rapide que vous Seigneur Cladfell. » Seigneur Cladfell. Il n'avait jamais pensé vivre suffisamment vieux pour porter ce titre. Mais la fatalité avait sa manière imprévisible de façonner les destins, insensible aux cris et pleurs de simples mortels. Trente ans et déjà, Cevryn avait enterré mère, père et s'apprêtait à faire le deuil de son frère ainé, Kendryn.

« Mes jambes sont courtes au cas où vous l'auriez oublié Mestre Jorun, et mon poney fatigue vite. » avait dit le nouvel arrivant en maintenant sa cadence soutenue pour s'approcher de la table et de feu le précédent patriarche des Cladfell. Bien sûr, l'endurance de sa monture ou la petitesse de ses jambes n'avaient rien à voir avec son retard, mais Cevryn jugeait plus prudent de ne pas parler à quiconque de l'audience privée qu'il avait demandé auprès du Roi Jorkell suite au sinistre meurtre de Kendryn. Les jeux de pouvoir étaient impardonnables, et le fils ainé de Devryn Cladfell l'avait appris à ses dépens. Devant le magnifique et éternel brasier du pouvoir et de l'ambition, il est souvent rapide d'oublier la facilité avec laquelle on se brûle. Bien qu'il fut plus âgé, son frère n'était dans sa tête qu'un lionceau, trop prompt à se battre et à attaquer sa proie sans l'avoir étudié auparavant. Il avait payé cette terrible erreur du plus haut des tributs : celui de son sang. La vérité était sortie de la bouche de Jorkell pour venir prendre ses entrailles en tenaille, tel un serpent. Le simple fait que la mort de son frère n'ait rien eut d'accidentelle était une chose déjà suffisamment délicat à avaler, mais n'était rien à côté du reste. En participant à la mise à mort de Hulgrad - puisque c'était de cela qu'il c'était agit - le patriarche défunt avait précarisé la famille en la plaçant au milieu d'un conflit qu'elle ne pouvait plus ignorer. Prisonniers dans l'étau du complot et dans celui de la trahison, les Cladfell devaient désormais faire face à un ennemi aux multiples visages. D'un côté les Ebonhand et leurs partisans, qui ignoraient que la maladie qui viciait le sang de leur Roi Hulgard au moment de sa mort était un poison dénommé Cladfell. De l'autre Jorkell Ravncrone, Roi d'Ibenholt, qui lui avait impudemment admis avoir affronté son adversaire à la déloyale, dans un combat qui n'était autre qu'une exécution publique. Une manœuvre qui avait nettement simplifié son ascension au pouvoir. Un tel aveux était lourd de conséquences, car il était évident que le Roi ne pouvait laisser un si noir secret errer librement. Son intention de se débarrasser de Cevryn tôt ou tard était évidente. « Comment vont mes sœurs? » avait demandé Cevryn dont les mains étaient posées sur le rebord de la table, et le regard était perdu sur le cadavre de son frère. « Elles sont fortes, comme vous, mais rien ne peut préparer à ça. »

Rien? Ce n'était pas tout à fait le cas. La mort prématurée de sa mère au terme d'un hiver trop rude pour son organisme fragile - alors qu'il n'avait que dix-sept ans - était bien plus difficile à concevoir que celle de son frère. Avec ses sœurs, sa mère Merya était la seule à l'avoir accepté pour ce qu'il était, et non le nabot de la famille Cladfell, la risée de Stonehaven et d'Ibenholt. Là où son père n'avait vu qu'un fléau et qu'une honte à cacher - voire à faire disparaître -, sa mère avait vu un fils qu'elle n'aima pas moins que les autres. Puis, un matin, elle gisait morte dans son lit, les lèvres bleues, la peau pâle et glacée. Un cœur trop fragile. Après avoir découvert lui-même sa mère au trépas, son père avait fait irruption dans la chambre en entendant les cris de colère et de désespoir de celui qu'il refusait d'appeler son fils. Il avait accouru et c'était agenouillé pour prendre la main glaciale de sa femme dans les siennes. La voix tremblante, il s'était contenté de dire « Va-t-en! J'avais prévenu ta mère que tu n'étais que le fléau des Dieux. Pars, elle n'est plus là pour te protéger. ». Ces mots à jamais gravés dans sa mémoire, Cevryn avait alors sombré dans une débauche à base de prostituées ou d'alcool, souvent des deux. Durant cette période noire, il n'eut de cesse de salir le nom de son père et de dépenser son argent... Jusqu'à ce que celui-ci se voit envoyé à Fortrekke pour servir en tant qu'intendant pour son suzerain. Un moyen pour Devryn de faire disparaître son fils de son champ de vision, tout en améliorant ses relations avec les puissants Clanfell.

C'est le mestre qui rompit cette fois-ci le silence après s'être raclé la gorge. « Je ne doute pas que vous ayez conscience que son décès fait de vous le patriarche de la famille, Seigneur Cevryn? » Bien sûr qu'il en avait conscience, et le mestre le savait très bien. La véritable interrogation qui se tenait derrière cette évidente question était "vous sentez vous prêt?". C'était après tout une lourde responsabilité, mais une responsabilité qui ne lui été pas étrangère. Après la mort de son père dans des conditions pour le moins mystérieuses, Cevryn était retourné assister son aîné dans la gestion des fiefs et des territoires familiaux jusqu'à être convoqué auprès de Hulgard. Durant cette période, il s'occupait en grande partie des affaires de la famille pendant que Kendryn se pavoisait, fort de son nouveau statut. Le semi-homme poussa de ses deux mains le rebord de la table pour s'en éloigner. Il leva les yeux vers le vieil homme qui se tenait face à lui, les mains croisés vers l'avant. « Nous savons tous les deux que je suis plus à même de m'occuper de cette famille que Kendryn ne l'a jamais été. Comme son père avant lui, son façon d'agir avant de réfléchir l'a conduit à sa perte. » « Votre père, Seigneur Cevryn. » corrigea le mestre sans délai. Après tant d'années passées dans l'ombre de Kendryn et dans l'ignorance la plus complète de son géniteur, ce n'était pas dans les intentions de Cevryn que de l'appeler "papa".  « Le futur de notre famille est incertain à cause des erreurs de mes prédécesseurs, Jorun. Je sais des choses que vous devriez être content d'ignorer. » Le silence s'installa pendant plusieurs minutes alors qu'il se dévisagèrent à nouveau pendant un moment.

« Par quoi allez-vous commencer ? » Les jeux du pouvoir étaient complexes, et rares étaient ceux qui pouvait se permettre d'y jouer. Les paris étaient souvent élevés, et chaque partie se jouait souvent à mort. Incapable de proprement se battre, Cevryn fut envoyé à l'âge de dix ans auprès d'un brillant stratège militaire reconnu comme une élite dans sa profession. Pendant sept ans, il y appris les techniques de commandement des armées les plus simples et les plus avancées. Cevryn devint vite extrêmement doué dans ce domaine, grâce à sa vivacité d'esprit et à son aisance à comprendre l'ennemi. Les complots du trône n'étaient qu'un type différent de combat, qui évoluait cependant autour d'une stratégie globalement similaire. « Par redevenir un lion parmi les lions... » dit Cevryn en commençant à reculer. Lors de son intendance chez les Clanfell. Il avait appris à connaître les enfants de la famille. Sylarne, l'indomptable lionne qu'il en était venu à apprécier malgré leurs débuts difficiles. Ehvan, l'intrépide et fougueux jeune lion qui semblait chaque jour s'animer un peu plus à son égard. Et bien sûr Synric, qui l'avait toujours hautement respecté pour son don pour la tactique. C'est là qu'il allait commencer, en demandant à Synric de l'accepter en tant que second ; en charge du développement stratégique des armées ibenholtoises. C'était la seule façon dont il disposait pour gagner les faveurs du Roi et assurer sa survie et celle de sa famille.

Mise à part sa mère et ses sœurs, Synric était celui qui l'avait accepté pour son excellence en tactique et pour ses incroyables facultés mentales. Après l'absence totale de reconnaissance de son père et de Hulgard lors de la bataille de Askevale alors qu'il était le stratège derrière cette écrasante victoire, c'était un honneur que lui faisait l'aîné des enfants Clanfell. Tant et si bien qu'ils devinrent vite de proches amis. Cevryn ne doutait pas une seconde que Synric l'accepterait à ses côtés.

Il était temps que le nom Cladfell fasse trembler à nouveau.