ela faisait maintenant quelques semaines qu'elle avait obtenu sa permission, le retour à la vie civile. Mais surtout, voilà plusieurs jours qu'on la voyait enfin comme Jacqueline et non Jack, bien que tout le monde autour d'elle, chevaliers et écuyers, continuaient de l'appeler ainsi. Aux yeux de tous, elle était enfin une femme, libérée des bandeaux qui comprimaient sa poitrine ou camouflaient ses formes féminines. Pour l'occasion, le Maître avait ordonné au forgeron des Tours de créer une armure spécialement pour elle, prenant en compte ses courbes et ses seins. Vêtue d'une tunique comme portait toutes les femmes d'Hvittjell, elle se dirigea vers la forge. Cela faisait sept ans qu'elle avait abandonné habitudes de gente dame et ces vêtements sur le dos la rendait mal à l'aise, incertaine. Mais elle se sentait libérée, elle n'avait plus à retenir son souffle pour cacher son corps, elle était libre de toutes supercheries. Une fois dans l'antre brûlant où le forgeron était à l'heure, elle vint se poster à ses côtés, la chaleur intense frappant son visage.

L'homme se rendit immédiatement compte de sa présence et posa la lame rouge qu'il travaillait de son immense marteau. Il leva les yeux vers elle et un sourire étira ses lèvres grossières, sales de poussière de métal. Le forgeron, homme qu'elle n'avait jamais vraiment apprécié, la regarda de la tête au pied, son regard s'attarda sur chaque montagnes rondes de son corps maintenant féminin, comme pour analyser ce qui lui était passé sous le nez depuis sept ans. Dégoûtée, elle lui donna un bon coup contre l'épaule pour le ramener à l'ordre, comme il le faisait toujours avec elle depuis qu'elle était devenue écuyer. L'homme reporta son regard dans celui de la nouvelle chevalier et, dans sourire mielleux, il lança : « Jack... ou devrais-je dire Lady Claymerie? Ha! Qui l'aurait cru! Qui aurait cru qu'un jour, je forgerais de mes grosses mains une armure de femme pour Jack, le petit écuyer! » Son énorme rire gras empli la pièce, déjà bruyante du ronronnement des flammes dans les forges. « Vous pouvez le faire ou je dois demander à quelqu'un d'autre? » Elle respirait lentement, en contrôle, de façon à garder son calme. Cela ne faisait que quelques jours et déjà, elle était la cible de moqueries. Certaines enfantines et amusantes, d'autres plus humiliantes. « Je suis votre homme! Mais d'abord, j'ai besoin de vos mesures. » Il pointa des sangles de cuir contre un rempart de la forge. L'homme continua son travail sur l'épée alors que Jack vint enrouler les sangles autour de sa taille, mesurant chaque parcelle de son corps pour avoir l'armure la plus légère, la plus efficace possible. Une armure qui épouserait son corps. De femme. Chose faite, elle indiqua au forgeron les mesures et ce dernier se mit immédiatement au travail. La tâche prenant plusieurs heures, la jeune femme décida d'attendre à l'extérieur.

Elle imaginait déjà ce dont elle aurait l'air dans cette armure plus féminine qu'elle attendait impatiemment. Elle rôdait sans relâches près de la forge, jetant un coup d'oeil aux progrès et toujours repoussée par le vieux forgeron qui ne voulait pas qu'elle vienne mettre son nez dans son travail. Vaincue, elle se dirigea à l'armorie, sa vieille armure dans les mains. Elle avait traîné avec elle la carapace de métal qu'elle portait lorsqu'elle se faisait toujours passer pour un garçon. Une fois dans la salle remplie d'épées, lances, marteaux et habits de guerriers, elle porta l'armure à son corps, constatant que sa poitrine n'avait plus sa place. Peu importe comment elle tentait de l'enfiler, ses seins ne faisaient que se comprimer dans le peu d'espace. Elle retira l'armure et la tendit au bout de ses bras, un léger sourire sur les lèvres. Ses cheveux longs et noirs comme les ténèbres coulaient maintenant le long de ses épaules et dans son dos alors qu'avant, elle les gardait court et toujours retenus sur sa tête. À présent, elle les laissaient onduler librement de chaque côté de son visage. Elle tenta maladroitement d'enlever l'armure lorsqu'elle croisa le regard d'un nouvel arrivant, cheveux blonds, yeux bleus... un regard qu'elle reconnut aussitôt. Surprise, elle se tortilla, puis, après une légère bataille, elle réussit à s'en libérer. Elle déposa l'armure en face d'elle et se tourna vers Evhan qui venait de faire irruption dans la salle des armes.

Elle resta immobile, silencieuse et hésitante. Soudain, elle ne savait plus quoi dire, quoi faire. Cela faisait un moment qu'ils ne s'étaient pas croisés... et la dernière fois qu'il l'avait vu, elle était encore Jack Clayr, le roturier, le garçon qui traînait toujours avec lui. Elle ignorait s'il avait entendu la... nouvelle. Elle se doutait bien qu'il en avait sûrement eu vent, les ragots voyageant plus vite que des corneilles parmi la fratrie des chevaliers. De tout ceux qu'elle avait côtoyé lors de ses années en tant qu'écuyer, Evhan avait été son ami le plus proche. Et même lui, n'avait pas réussi à percer sa coquille, voir sa véritable identité. Maintenant qu'ils se retrouvaient, Jack en tant que femme, elle avait l'impression d'être une étrangère. Car la façon dont Evhan la regardait à ce moment n'avait rien des regards qu'il lui jetait depuis leur toute première rencontre dans la cour centrale, sur le terrain d'entraînement. Le même regard que tous ses autres camarades lui jetaient depuis la révélation. Comme s'ils n'avaient jamais vu de femmes de leurs courtes vies. La jeune femme avait souvent observé Evhan, se surprenant à lui trouver un charme, mais comme elle se faisait passer pour un gamin, elle avait toujours dû cacher ces regards, refouler ses pensées. Maintenant, les rôles étaient inversés... Surprise! avait-elle envie de dire. Mais elle se sentait idiote, totalement dépourvue de ses moyens. « Bonsoir Evhan. Je suis... heureuse de te voir. » Si habituée d'employer le masculin, elle devait s'arrêter un moment pour prononcer le mot heureuse. Presque avec difficulté. Est-ce qu'il lui en voulait d'avoir menti? Elle pouvait lire le choc sur chacun de ses traits et cet éclat dans son regard qui la fit légèrement trembler, troublée.

elle qui deviendra plus tard la Bouclier des Ebonhand en suivant le jeune lion à Ibenholt était soudain prise au dépourvu. Elle s’éloigna un peu pour éviter le regard du blond et alla exposer son ancienne armure masculine sur une étagère. Légèrement nostalgique, elle regarde le cuir et le métal abîmé suite aux nombreux entraînements avec les autres écuyers, ceux qui n’avaient pas hésité à la trainer dans la boue. Mais maintenant qu’elle était redevenue femme, ses frères d’armes n’osaient pas s’entraîner avec elle, ou du moins, ils y allaient plus lentement. Cela insultait royalement la jeune femme qui leur faisait mordre la poussière sans modération pour se venger de leur soudaine pitié envers son sexe faible. « Je suis un imbécile. J'aurais dû... J'aurais dû voir que tu n'étais pas ce que tu prétendais être... » Jack se retourna pour lui faire face alors qu'il laissait échapper un rire nerveux. « Il faut au moins te reconnaître cela, tu es un bon... une bonne comédienne. Tout cela semble si évident, à présent. Tu... » Jamais elle n'avait pris ses bains avec les autres écuyers, jamais elle n'avait combattu torse nu dans la grande cour lors des entraînements, même lorsque le soleil brûlait leurs jeunes crânes. Et en ce jour, tout s'expliquait...

Elle se rapprocha alors qu'il portait sa main dans les poils de sa barbe dorée. « Pourquoi ne m'as-tu rien dit ? Je te faisais... Je te fais confiance. Et j'aurais aimé que tu me fasses confiance aussi. J'aurais gardé ton secret, tu sais ? Je n'aurais rien dit à personne, surtout si tu me l'avais demandé. Je suis vexé, Jack. » Réduisant lentement la distance entre eux, la chevalier sentit son coeur se serrer. Jamais elle n'avait voulu le blesser et c'était justement parce qu'elle lui faisait confiance qu'elle ne lui avait rien dit. Il était son plus proche ami et c'est pourquoi elle avait préféré lui éviter la charge d'un tel secret. Et probablement aussi pour quelques raisons égoïstes, ne voulant pas que son ami la voit soudain d'une façon différente. Elle savait qu'il n'aurait jamais été de ceux à la déprécier pour son sexe féminin, mais elle avait eu peur qu'elle devienne à ses yeux une princesse qu'il se devait de protéger... même s'il arrivait de temps à autre qu'elle lui botte son joli derrière de blond lors de leurs duels amicaux. « Je sais très bien que tu aurais amené ce secret dans la mort s'il le fallait. » Dit-elle avec amusement face à sa désinvolture et sa moue renfrognée.

Elle avait toujours été elle-même, même si elle cachait son véritable sexe et son véritable nom. C'était devenu futile à ses yeux de dévoiler ce détail, mais elle comprenait que le jeune lion pouvait se sentir blessé. Elle vint plaquer délicatement sa main contre l'épaule large de son ami et un sourire se dessina sur ses lèvres. Soudain mal à l'aise de ce léger rapprochement, même anodin, elle retira vivement ses doigts et recula un peu. Elle croisa ses bras sur sa poitrine maintenant bien visible sous sa tunique. « Mais j'avais peur... et j'en suis venue à oublier que je suis Jacqueline et non Jack, même si en grandissant, il me fallait trouver de meilleurs stratagèmes pour dissimuler mes courbes de femme. » Depuis qu'elle avait dévoilé la vérité, elle voulait que les gens continuent de l'appeler Jack. Son prénom de naissance lui rappelant douleur et honte... une honte liée à une traître famille. La jeune femme était soulagée de constater qu'Evhan la prénommait encore de son pseudonyme masculin. C'était celui qu'elle avait adopté et elle continuerait de se présenter comme tel. Ser Jack Claymerie. Peu importe ls moqueries, peu importe la surprise, c'était qui elle était et elle en serait fière.

Le fait d'être une femme ne changeait en rien sa personnalité, son tempérament et elle était encore le jeune écuyer qu'Evhan percevait comme un fidèle confident. Mais avec quelques atouts de plus... Jack l'avait toujours trouvé charmant et le fait qu'il ignore son véritable sexe avait rendu les choses plus faciles pour la Claymerie... même si la tentation avait souvent été bien présente. Au loin, elle entendait les claquements rugissants des marteaux qui se fracassent sur le métal, signe que le forgeron s'était mis au travail, préparant une armure toute en finesse pour la lady. Elle détourna le regard vers les bruits de cliquetis pour éviter les yeux bleus inquisiteurs de son ami... des yeux qui la troublaient profondément. Gardant son attention vers la forge pour éviter de croiser son regard, elle souffla d'un ton sincère. « Je suis désolée, Evhan. C'est moi l'imbécile de t'avoir caché... caché tout cela. » Elle avait honte, tel un chien qui flanche la queue entre les pattes. Il avait raison, elle aurait dû lui dire...

Il avait été si franc avec elle, se confiant sur sa famille et ses peurs. Pourquoi ne lui avait-elle rien dit ? L'instinct ? La peur ? L'égoïsme ? Elle ne saurait le dire et elle haussa les épaules pour soulager tout ce fardeau qui semblait soudain peser sur chaque centimètre de son corps. La Claymerie détournait toujours le visage, ses yeux verts perdus dans le vide. Hésitante à reporter son attention sur lui, elle craignait son rejet mais, elle comprenait qu'il lui tourne le dos... s'était ainsi qu'il se sentait, non ? « Mais je suis encore le petit Jack sur qui tu peux compter, tu sais ? » Elle tourna les yeux vers lui, le menton toujours tourné vers la forge, avec un sourire timide sur le coin des lèvres. Mais, elle détourna aussitôt le regard, trop mal à l'aise pour soutenir les yeux bleus du jeune lion. « Et puis, mon enfance, mon passé n'est pas une histoire qui me rend très fière. Quand je regarde vers le passé, je suis perdue et j'ai tout fait pour l'oublier. T'en parler me faisait trop mal. Car crois-moi, l'histoire des Claymerie n'a pas de fin heureuse... » Jack lui tourna lentement le dos, trop orgueilleuse pour lui faire face et inconsciemment, elle serrait les poings, ses phalanges devenant lentement blanches. « J'étais même certaine que le Grand Maître me renierait mon statut de chevalier une fois mon nom et mon sexe dévoilés. » La jeune femme se retourna de nouveau vers lui, évitant toujours son regard qu'elle planta dans le sol à ses pieds. Elle réalisa que c'était la première fois depuis toutes ses années qu'elle se confiait réellement à Evhan et cette sensation lui était si... étrange...