Un souffle vieillard murmura, jadis : l'homme prévaut. C'est ce qu'on fit inscrire sur les lames et les écus, au col des armures et sur de grandes tentures qui périrent, disparurent, calcinées. L'homme prévaut, prête-t-on négligemment au fondateur de la lignée Clanfell. L'homme prévaut, récite Synric depuis l'enfance. L'homme prévaut, disait-il à sa sœur. L'homme prévaut, disait-il à l'ennemi. L'homme prévaut, disait-il à quiconque. Et qui n'a jamais vu son visage en connaît cependant l'adage. C'est qu'il l'a poli, étoffé, enorgueilli année après année et rompu à l'usage. Et souvent d'ajouter : l'homme n'a pour lui que son courage et son honneur ; le courage nourrit les siècles, l'honneur les tombes.

L'épée use le fourreau, dit-on quelquefois.
Voilà mon histoire. Mes passions m'ont fait vivre
et mes passions m'ont tué.

Elle est là, étendue, éclairée de ces bougies qui refusent de s'éteindre. Elle est belle. Et pâle, aussi. Elles sont curieuses, les femmes, d'être si simples dès lors qu'elles dorment et qu'elles soupirent. Elles sont paisibles, inoffensives. Elles n'en veulent à aucun endroit de votre armure. Elles n'en veulent plus à votre âme qui s'affole encore dans le ventre. Elles n'ont aucun de leurs pouvoirs cruels. Elles sont nues. C'est ainsi que Synric Clanfell aime les femmes, aime la sienne, celle qu'elle deviendra bientôt. Quand sa vision aura cessé de lui être à ce point insupportable.

La diaphane Lonerider exaspère son regard, mais c'est l'image d'une autre, de l'Autre, qui flotte, en voile, devant ses yeux. C'est Sylarne. Elle le submerge, l'obsédante. C'est son souvenir qui s'accroche, qui l'écorche. C'est le sentiment de connaître, d'avoir connu, quelque chose, et de n'en retrouver qu'un ersatz de saveur, de parfum. C'est le sentiment de savoir que rien n'y suffira. Jamais. Et que, cependant, c'en est fait. De cette nuit à toutes celles qui se lèveront encore, ce ne sera qu'une autre. L'insuffisante demeure, ensommeillée à son côté. Et s'il a comme un geste pour écarter les cheveux insolents qui se répandent sur son visage, ses doigts se renversent comme aux portes de la gorge, comme au seuil de son meurtre. S'il pouvait étrangler cette peau innocente, la mélancolie s'en irait.
Mais il s'arrache aux draps avec d'absurdes précautions. Comme son éveil ne lui importe que peu. Qu'elle se réveille, qu'elle le fasse ; il lui dirait alors toutes les horreurs qui se vautrent, à loisir, au creux de ses entrailles rien que de savoir qu'elle respire. Mais elle dort, la promise, et lui rompt sa démarche, de rage et de colère. Sylarne ne sait rien, ne voit rien, de ce qu'il transpire, de ce que sa gorge vomit dans sa bouche. Pour l'appeler. La supplier. Et l'homme se révolte aussitôt de ce que le petit garçon s'autorise. C'est assez. C'est étrange. Et ce n'est qu'un devoir, qu'un labeur qu'il lui faut accomplir. Rien ne coûte si cher à un Clanfell. Et c'est peu de choses, en vérité, que d'allonger la jeune et fragile Cienna Lonerider sous son corps. C'est peu de choses de prendre son innocence. Ce n'est rien, rien en comparaison du sort qu'il prête à sa sœur ; là où il l'a précipité. Et comme les images abondent, encouragées par une imagination trop fertiles, Synric se débat avec l'air qui l'entoure, qui l'accable. Même les murs paraissent à l'aube de ricaner ! Qu'il est ridicule, de s'émouvoir autant. Les femmes sont ce qu'elles sont : toutes endormies qu'elles soient, elles accomplissent encore le douloureux miracle de dévorer les hommes. Elles les rompent, de leurs discours ou bien de leur silence. Et si Synric est incapable d'apaiser sa furie, c'est qu'il sait bien comme les femmes lui inspirent ce qu'elles l'empêchent, enfin, de réaliser.

L'homme est né libre,
et partout il est dans les fers.

« Ethaìn Lonerider fait-elle si bon accueil pour que tu précipites de la sorte ? minaude la voix. » « La reine Ethaìn Lonerider, sifflent les lèvres de l'aîné des Clanfell. » Cependant, le regard de Synric, lui, s'échappe va jusqu'à sourire, tandis que les mains ne cessent de s'affairer à seller le cheval. En vérité, il n'est rien à cacher. Et, d'ailleurs, Cevryn Cladfell ne le connaît que trop. « Elle fait donc bon accueil, conclut-il. A moins que ce ne soit sa fille... mais j'en doute puisque j'ai vu la reine Sylarne Clanfell sourire, il y a seulement deux jours. » « Prends garde, répond l'autre sans menace.Il est de choses que je vois sortir de ta bouche... (Synric se hisse sur la selle) et qu'une lame moins clémente que la mienne ne te pardonnerait pas. » Il y a toujours un rictus pour flotter sur ses lèvres, comme pour goûter une plaisanterie qui ne fait rire aucun lambeau de ses chairs. Mais puisqu'il s'agit de Cevryn, puisqu'il s'agit de cette amitié-là, Synric persiste à feindre le masque. Ce qu'il lui fait immédiatement payer de vérité : « Inutile de me rappeler, Ser, comme votre nom me protège d'Ibenholt. » S'ils se jaugent, c'est encore aisé pour Synric de le toiser, depuis sa hauteur et la hauteur de son cheval encore. Mais l'apparence de son vassal lui déplaît aussitôt, et son départ ne lui tarde qu'un peu mieux. « Quelle sera ton absence ? » « Trop longue pour t'emmener avec moi, rétorque-t-il. Trop courte pour qu'il te soit fait aucun mal. » Ce qui arrache comme l'ombre d'un sourire à Cevryn suffit au patriarche Clanfell. Jorkell Ravncrone ne s'en prendrait pas à lui. Plus maintenant. Et, d'ailleurs, le roi le lui doit bien. L'Usurpateur, ou quels que soient ses autres titres. De nombreux titres qui ont assez coûté. « ...à quoi bon ? Tu ne parviendras jamais à rallier les Lonerider à Jorkell Ravncrone... » « Si ce n'est pas à lui, ce sera à moi. »



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