Certains retiennent de l'anarchie du monde cette volonté inébranlable de le changer, d'élaborer des règles dépassant les frontières et les peuples, jusqu'à ce que celui-ci puisse tendre, si ce n'est à une quelconque universalité, vers une instauration de valeurs que d'aucun ne sauraient braver. C'est de cette conviction, de cette utopie qui traverse de temps à autres la barrière du réel par l'esprit opiniâtre de quelque dirigeant éclairé – ou tyrannique – que se meuvent lentement les sociétés. Le changement, l'idéal, prend toujours du temps, et inscrit souvent sa marque sur la pierre tombale d'un échec dont la postérité anéantie ne fera jamais écho aux ambitions holistes. L'idéal est une rareté, la rareté des fous. Crendal a fait sienne cette prophétie depuis son plus jeune âge.
D'autres, observent et constatent. L'homme est un individu détestable, dont la dualité n'a d'égal que sa malfaisance. Soit il est serviable et influencé, soit il est dominateur et malveillant. Ce qu'on appelle communément des qualités ne sont trop souvent que la manifestation d'un individualisme qui ne recherche son accomplissement que dans la reconnaissance d'autrui.
Que serait-il devenu, lui, enfant des bas-fonds, qu'Ibenholt condamnait à errer dans ses ruelles sombres, s'il avait tracé sa route sur les chemins hasardeux des rêves éveillés ? Aurait-il mené son existence dans un tel idéal, qu'il serait encore aujourd'hui l'un des rats qui jonchent le Quartier des Chaumes. De cette vie, de laquelle il partit de rien pour représenter tant dorénavant, l'homme n'embrassa que son réalisme pur et froid. Les vœux pieux sont souvent les passe-temps de ceux qui possèdent déjà tout. Lorsqu'on souhaite se venger de sa condition, il n'y a de place que pour l'acceptation de la réalité du monde, de ses lois invariables. Plus encore, il ne suffit pas de composer avec elles, il s'agit d'en tirer ses propres règles.
Crendal n'est pas quelqu'un d'immoral, auquel cas il ne serait que l'une des facettes d'une même pièce, d'une même morale dont il n'a que faire. C'est un individu amoral. Obsédé par le profit et, bien davantage, par le pouvoir que confère le gain, il est capable de mettre de côté tout ce qui peut extérieurement lui paraître cher pour mener ses ambitions dominatrices à bien. Ainsi n'hésita-t-il pas à évincer son épouse, puisqu'elle n'était finalement que la clé de la serrure de son ascension. De ce seul credo, de ces seules volontés de contrôle et de manipulation, gravitent toutefois un ensemble de traits qui font de Crendal un caractère à part dont beaucoup n'ont su que trop tard qu'il fallait se méfier.
Il est vrai-semblant. Souhaite-t-il paraître joyeux ou triste, rieur ou penaud, il saura le faire suivant les nécessités des circonstances. L'homme sait se fondre dans la masse, et sait ne faire qu'un avec la personne qu'il a en face, reflétant les attentes et les codes les plus profonds de ses interlocuteurs.
Crendal sait faire usage des mots. Si la vie en société lui a bien appris une chose, c'est que les termes ont un sens et que la manière de les prononcer en porte encore davantage. Méfiez-vous donc de ce qu'il dira, et méfiez-vous encore davantage de la façon dont il le dira.
L'Argentier est un homme réfléchi, dont les dimension analytique et visuelle ont atteint leur paroxysme. L'usage voudrait donc qu'on le qualifie de calculateur. Lui, se contenterait d'expliquer qu'il est prudent. Quoi qu'il en soit, il ne fait aucun doute qu'il pèse rapidement, savamment et au plus près de ses intérêts chacune des situations qui se présentent à lui. Si certaines décisions lui paraissent trop complexes pour être prises dans l'instant, il ne se précipitera pas et les remettra au lendemain. Si la nuit porte conseils à certains, elle ne lui a, quant à lui, jamais murmuré un mot. Cependant, il sait faire usage du temps qu'il possède pour peser en solitaire le poids de ses actes.
Enfin, Crendal est un homme pragmatique. Sa vie ne s'oriente que sur sa tendance obsessionnelle vers la puissance, et chaque chose qu'il fait ne sert qu'une forme d'utilité, qu'elle soit de court ou de long terme.

Pourtant, d'une jeunesse difficile et laborieuse, Crendal a gardé quelques défauts tenaces, que ceux qui l'ont côtoyé de près sans avoir aujourd'hui disparu connaissent parfois.
Poussé dans ses retranchements, l'homme est impulsif. Ce trait apparaît en totale contradiction avec sa nature quotidienne. Malgré tout, il faut savoir se méfier de ses accès de colère. Son influence sur le monde, les milliers d'yeux et d'oreilles qui le servent font de ses désirs des sentences potentielles, que l'on viendra narrer à vos familles sous le doux nom d'accident, ou de disparition soudaine.
D'autre part, l'oligarque porte une croyance qui lui est propre. Pour des raisons économiques et situationnelles il a tendance à œuvrer pour la stabilité de Middholt, et ce parce que le chaos politique autant que la guerre nuiraient à ses intérêts commerciaux – sauf s'il en a concocté les plans. Aussi, Crendal est-il aujourd'hui l'un des piliers qui garantissent au monde un semblant de raison. Il place ses pions, et positionne tacitement les rois. Il est à noter que ses origines modestes et sa nature bourgeoise lui ont aussi permis de n'attacher que peu d'intérêt aux conflits qui déchirent les races et les contrées. Lui est né sous une étoile noire, loin des fastes des elfes ou des intrigues empoisonnées des royaumes des hommes. Ainsi, l'homme attache de l'importance aux individus, non pas à leur lignée ni à leur pedigree. Ce trait fit de nombreux roturiers des commerçants bien en place aujourd'hui, et Crendal n'a jamais hésité à porter de ses pièces d'or les personnalités talentueuses qu'il a pu rencontré, dès lors que celles-ci pouvaient accroître indirectement sa position dans la pyramide de Middholt.

A l'heure actuelle, Crendal s'estime l'individu le plus puissant des royaumes. Jorkell sait qu'il ne doit son règne éphémère qu'à son financement, et l'Argentier tient de ce fait la tête couronnée sous son joug, bien qu'il se garde évidemment de n'en manifester une quelconque apparence. Il œuvre dans le secret, et se heurte aujourd'hui à un dilemme. Le gamin terreux qu'il était se risquera-t-il à devenir tôt ou tard le premier Roi d'Ibenholt de basse naissance, ou restera-t-il dans l'ombre afin d'étendre son emprise sur les royaumes sans l'once d'un titre honorifique ?

Définitivement, le Roi Kalanar devenait bien trop gênant pour les affaires pour qu'il eusse été judicieux de le soutenir davantage. Les elfes de haute naissance sont des individus qui cultivent souvent à merveille leur orgueil endogène, et les affront successifs provoqués par la coalition des Ebonhand et des Ravncrone. Aussi, Crendal laissa le monde vaquer à ses conflits le temps que le roi en place soit destitué. Il était préférable que la guerre ne dure pas, sans quoi le commerce s'en serait grandement ressenti.
Concernant l'évincement d'Hulgard et l’intronisation de l'Usurpateur Jorkell, l'Argentier y est pour beaucoup, et il serait tout à fait mal venu pour lui de prétendre que l’événement ne fut pas voulu. S'il n'a jamais cultivé de ressentiment particulier à l'égard des Ebonhand, l'oligarque s'est rapidement senti particulièrement dérangé par le fait qu'il n'avait aucun moyen de pression véritable sur leurs décisions. Il devenait donc nécessaire pour la juste poursuite de son ascension que l'homme se serve des circonstances en vue de bâtir les fondations de sa domination actuelle. L'occasion était rêvée, et l'individu tout choisi. Qui de mieux que l'éternel second au cœur revanchard pour porter le coup du traître et la couronne de l'Usurpateur ?
Fort heureusement, et fort prévisiblement, son plan aboutit à merveille. Aujourd'hui, son contrôle de Middholt est quasi-total. Les elfes de Sorhelm et les quelques exilés de l'héritage du roi Kalanar sont autant d'épines dans le pied à la stabilité bancale du monde.
Mais qu'on ne s'y méprenne pas, Jorkell n'a jamais été qu'un outil, qu'un pantin. Si les circonstances politiques l'exigent, lui aussi disparaîtra, et laissera le trône à quelque nouvelle tête en mal d'y poser les fesses. Crendal ne prête allégeance qu'à sa propre cause. Il ne possède aucun allié devant l'éternel, ni aucun ennemi inexorable. Et il y a tout à parier qu'il sera toujours sans les pas de celui qui détiendra la couronne. Ou peut-être serait-ce plutôt l'inverse ?