Née vingt années plus tôt d'un couple d'assassins dans la cité d'Ibenholt, Selenia a rapidement fait montre d'un certain talent dans l'art des poisons et des remèdes. Toute petite déjà, elle passait le plus clair de son temps dans le laboratoire de son père à observer les instruments de distillation d'un œil attentif pendant que sa mère partait en mission. Les bulles, les couleurs, les odeurs - bon d'accord, les odeurs pas toujours, les expériences de son étrange père ayant toujours des relents... particuliers - et les bruits qui emplissaient la pièce tout au long de la journée et de la nuit la fascinaient. Son père l'initia donc très tôt à l'art de concocter des agents de toutes sortes en commençant par des remèdes sans dangerosité. Elle était leur unique enfant, ne pas la faire mourir si jeune en la faisant jouer avec des substances létales était donc de rigueur. Son père faisait venir des ingrédients des quatre coins du monde, des arides Îles Brûlées aux forêts luxuriantes de Sade. En tant qu'empoisonneur de renom, il lui fallait trouver la meilleure qualité, quel qu'en soit le coût. Bien des années après, Selenia s'en tenait au même mode de production: n'acheter que le meilleur et surveiller constamment les décoctions pour avoir des agents de qualité. Peu de personnes pouvaient se vanter de surpasser les Drefthand dans la confection de poisons. C'était aussi eux que l'on venait voir lorsque l'on avait besoin d'un remède mais pas des questions que les voies légales posaient toujours.

Sa mère, Aelin, était morte avant que Selenia n'atteigne dix ans. Blessée lors de l'exécution d'un contrat, son mari Eland n'avait pu la sauver. Son agonie avait duré deux jours avant que le père de Selenia n'achève sa femme, une enveloppe de chair qui n'était plus que fièvre et douleur. Même s'il n'avait jamais confirmé cette théorie, elle avait deviné avec le regard de son père lorsque sa femme était revenue fiévreuse et tremblante, que l'un de ses propres poisons était à l'oeuvre. Il faut savoir que chaque empoisonneur, en plus des agents habituels que chacun connaît, possède une palette plus ou moins importante d'agents "personnels". Lui seul en connaît la composition, les effets, et l'antidote, si antidote il y a. La spécialité de son père était un poison particulièrement vicieux qui excitaient les nerfs de la victime sans relâche, qu'elle bouge ou reste immobile, jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'une boule de pure douleur. Pour sa part, Selenia le trouvait inutilement violent: on ne contrôlait pas l'intensité de la douleur donc il était inutilisable pour une séance d'interrogation, et la mort survenait deux à quatre jours après l'administration, ce qui le rendait d'autant plus aléatoire. Et cruel. Un bon assassin est un assassin qui tue proprement. Il est rapide et efficace, la douleur minime.

La spécialité de Selenia consistait en un poison sur lequel elle avait travaillé pendant des années, s'inspirant des nombreux journaux de son père. Ces livres étaient une véritable mine d'or pour quiconque s'intéressait à l'art des poisons et des remèdes. Tous les ingrédients connus y étaient listés, croqués, décrits, de même que leurs effets et leurs antidotes. Grâce à ces informations, elle parvint à la création un poison, complexe combinaison de drogues diverses, qui semblait annihiler le processus de réflexion de l'administré, entraînant ainsi l'incapacité à réfléchir assez pour mentir lorsqu'il était interrogé. Malheureusement, le résultat était assez hasardeux et entraînait rapidement la mort, mais tant que les questionneurs étaient satisfaits des réponses fournies pas l'interrogé, tout le monde semblait content. Enfin, presque tout le monde.

Eland était mort quatre ans auparavant. La disparition de sa femme - et la culpabilité, Selenia en était certaine - avait transfiguré l'homme qui l'avait initiée à l'art de l'assassinat. Il n'était plus que l'ombre de lui-même, rechignait souvent à parfaire l'éducation de sa fille. Mais elle ne lui laissa pas le choix. Ses parents avaient décidé de la plonger dans le milieu de la pègre, il fallait maintenant à Eland assumer ses actes et terminer l'entraînement de sa fille. Durant sa seizième année, elle était tout à fait capable de se mesurer à son père autant en terme de poisons qu'en mise à mort discrète et rapide. C'était cette même année qu'un jour de Novembre, elle était entrée dans le laboratoire de son père pour l'y trouver blafard, mort. Pour quelqu'un de non averti, il aurait pu s'agir d'un accident, d'une expérience qui avait mal tourné, mais Selenia connaissait trop bien son père, il était bien trop méticuleux pour faire une erreur pareille et mourir de ses propres agents.

En assassin qui se respecte, elle avait toujours pris garde à ce que personne ne connaisse à la fois son nom et son métier; c'était l'un ou l'autre mais pas les deux. Selenia Defthand, une femme rousse, menue et svelte aux cheveux flamboyants et aux yeux verts, était une apothicaire un peu lunatique, étrange mais respectable, du moins en apparence. La Dame Grise, silhouette enveloppée dans une longue cape grise, capuchon remonté de manière à masquer ses traits, n'était qu'un nom murmuré à voix basse dans les tavernes peu recommandables ou dans les alcôves secrètes des palais royaux. Durant ses années d'entraînement, elle avait développé cette étrange capacité à passer inaperçue lorsque cela lui était nécessaire. Un léger changement dans son attitude et elle pouvait passer d'une belle femme au port de tête altier à une servante insignifiante que l'on ne voyait même pas passer. Un talent qui s'était révélé utile de nombreuses fois. Cela l'étonnait toujours, que bon nombre de personnes fussent ainsi capables d'ignorer ce qui se trouvait juste sous leur nez.

Félicitations, très cher pion, et bienvenue sur l'échiquier de Frostfall. Gare à toi, parce qu'ici, la félonie est un plat qu'on sert à toutes les sauces...

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